Un livre qui était prophétique:
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] Qui est donc l'imprécateur ? La question est le fil rouge de ce roman étrange et passionnant. L'imprécateur ? Mais c'est René-Victor Pilhes lui-même ! L'auteur de ce livre couronné du prix Femina 1974. Au fil d'une intrigue bien ficelée - qui donnera à Jean-Louis Bertucelli,
en 1977, l'occasion de faire un film étonnant et détonnant, avec une pléiade d'acteurs de renom -, Pilhes
pointe du doigt, avec humour, ironie et parfois emphase, les travers du
capitalisme, de ses gourous, de ses icônes.
Les lettres de cet imprécateur anonyme pourraient
être étudiées aujourd'hui dans les écoles, en guise d'enseignement de
base du fonctionnement de notre économie libérale partie en vrille en
2008.Le narrateur et personnage principal du roman, directeur
adjoint des relations humaines de la firme (on ne parle pas encore de
"ressources" humaines...), annonce dès la première phrase :
"Je
vais raconter l'histoire de l'effondrement et de la destruction de la
filiale française de la compagnie multinationale Rosserys &
Mitchell." Pilhes chronique la chute de l'empire américain à travers l'histoire de l'une de ses légions - une
"firme géante, multinationale et américaine", forcément - partie à la conquête du monde.Rosserys & Mitchell avait
"à un moment sérieusement aspiré au gouvernement des nations", mais elle a finalement
"perdu sa place dans la mémoire des citoyens et elle n'a creusé aucun sillon dans l'Histoire", constate le narrateur. La fin de l'Histoire... Vieille rengaine marxiste reprise par le philosophe et économiste américain Francis Fukuyama après la chute de l'URSS.
"C'était
le temps où les pays riches, hérissés d'industries, touffus de
magasins, avaient découvert une foi nouvelle, un projet digne des
efforts supportés par l'homme depuis des millénaires : faire du monde
une seule et immense entreprise." La société marchande est passée
au laser, avec une étonnante acuité, prémonitoire en nos temps de crise
du capitalisme mondialisé. Ce qui rend ce roman peut-être plus
passionnant aujourd'hui qu'en 1974.En ce temps-là sévissait la
première crise du pétrole. L'affrontement qui s'ensuivit entre groupes
pétroliers et pays producteurs d'or noir a sans doute soufflé à Pilhes
cette verve digne d'Homère et de Molière, de Montherlant, de Boris Vian - à moins que ses muses ne soient Karl Marx, René Dumont ou Guy Debord ?On
savourera la description au scalpel, saisissante d'actualité, de ces
entreprises quasi totalitaires que sont les multinationales.
"La
fortune était réservée à d'autres, à ceux qui jonglaient avec l'argent,
qui le considéraient comme une fin et non comme un moyen d'échange et
de production" ;
"le management consiste à dépouiller le plus
possible les plans, les chiffres, les organisations, les transactions,
en somme toutes les décisions imaginables, de leurs facteurs
émotionnels" ;
"le problème est de savoir si une entreprise est
rentable ou pas, pas si elle peut s'autofinancer ou non. Peu importe
que les dirigeants se déclarent ensuite de droite ou de gauche." Beau comme du Besancenot...Rien n'est choisi au hasard dans
L'Imprécateur.
Le nom plutôt... rosse de Rosserys & Mitchell, où l'on entre comme
en religion : le siège du groupe ne se trouve-t-il pas à... Des Moines,
dans l'Iowa ? Le cynisme de son big boss, un certain McGanter, qui
revendique l'idée de
"s'emparer des sols, des sous-sols, des forêts, des océans", non sans reconnaître que
"nos biens seront menacés partout dans le monde, car nous aurons suscité la haine et la jalousie des peuples". Larmes de crocodile...La filiale française siège évidemment dans une tour de verre et d'acier : le roman date de l'époque de la construction du Front de Seine et de la Défense, quand Paris se rêvait en Manhattan... Une tour, donc, installée au coeur de la capitale,
"au coin de l'avenue de la République et de la rue Oberkampf, non loin du cimetière de l'Est".
Autant de lieux évoquant l'histoire de la France moderne, celle de la
République, des révolutions, notamment de la dernière d'entre elles, la
révolution industrielle, qui verra naître la grande industrie et le
prolétariat.La firme déstabilisée par l'imprécateur produit
"des engins destinés à défricher, labourer, semer, récolter", elle pratique avant l'heure une délocalisation industrielle aujourd'hui bien connue :
"Dans
les pays pauvres et démunis de denrées pour la raison que les salaires
payés aux ouvriers de ces pays étaient moins élevés qu'ailleurs." Prémonitoire, le narrateur s'interroge :
"Finalement,
pourquoi se limiter à la fabrication d'engins ? Avec tout l'argent
qu'on gagne, pourquoi ne pas acheter tout ce qui est à vendre ?
Pourquoi ne pas transformer notre industrie en gigantesque société de
placement ?" Dick Fuld Jr, le patron qui mènera à la faillite Lehman Brothers en 2008, avait-il lu Pilhes ?L'auteur,
dont on devine la jubilation qu'il eut à écrire son roman, n'hésite pas
à donner dans l'apocalyptique, non sans grandiloquence. Son héros
s'imagine parler ainsi à la femme de son patron :
"Madame, si votre
mari dirigeait sa firme comme vous avez élevé sa fille, eh bien, il
s'ensuivrait une baisse puis une disparition des profits, un
ralentissement puis un arrêt des investissements, un recul de la
production, une chute des ventes, l'irruption du chômage, la hausse des
prix, la perte de marchés sous-développés envahis par les Japonais, les
Russes et les Allemands, l'effondrement des valeurs mobilières,
l'écrasement du dollar et la mort de l'Amérique !"La crise, vous dis-je !